dimanche 14 novembre 2021

Le libre - livre - amour : Le livre de Promethea

 Jamais encore je ne m'étais sentie altérée de façon si organique et si suave. L'amour, je connais un peu. Moi-même je suis depuis toujours une pratiquante passionnée. Mais il est vrai que dans une naïveté fort épaisse, je m'étais jusqu'à naguère, toujours contenter d'aimer. Je croyais que cela suffisait. Attitude pondérée, risquée, mais sans aucun vrai risque : j'ai aimé, immensément, à grands frais de vie, d'âme, d'illumination. Je me suis livrée à ma passion d'aimer, avec le goût du faste immodéré qui est le mien, d'autant plus librement que cela ne dépendait que de moi. Alors quelle étourdissante prodigalité, quelle aisance dans l'épanchement : je n'avais qu'à couler.  Rien de plus naturel. Et si, en plus, j'étais aimée, alors tant mieux. Mais pour aimer je n'avais jamais eu besoin d'être assurée d'un échange. J'ai aimé des êtres aimants. Mais j'ai aimé aussi des dieux, des personnages rêvés, j'ai aimé mon propre père disparu, sans m'encombrer de considérations d'âges, de génération, de liens de filiation, j'ai aimé des mortes malgré la mort, j'ai aimé à mon gré, dans la plus autoritaire naïveté, j'ai exercé l'amour, je le vois enfin, avec une belle fougue et une violente bonne conscience, oui j'ai aimé très fort, sans demander mon reste et m'en excuser, avec galanterie, désintéressement, dévouement, etc... avec bon nombre de vertus un peu douteuses qui font le chic des grandes âmes. J'ai toujours beaucoup aimé aimer.

                                                                                                     La ligature - 2021

Est-ce que ça s'appelle amour ? Maintenant, je ne sais plus. Depuis que Promethea a attiré mon attention sur l'autre part de l'amour, je ne sais plus très bien que penser de moi-même. Je m'intrigue. Depuis que Promethea m'a demandé : « est-ce que tu as bien dit que je t'aime ? » —, et que je me suis surprise à ne pas l'avoir dit et ensuite à éprouver les plus grandes difficultés pour obtenir ces paroles de moi-même, je me suis sentie mortifiée. Je ne m'attendais pas à ce tour. Et alors — ça remue beaucoup de questions, nouvelles, anciennes, poignantes ; et aussi proprement philosophiques, mais celles-ci, je ne veux m'y attarder, je devine qu'il me serait bien commode de réfléchir de façon à la fois pointilleuse et désintéressée, et que j'en profiterais pour m'épargner les questionnements qui plongent trop près du coeur ou qui m'abîmeraient peut-être l'agréable portrait de moi-même dont j'ai tiré tant de force et de satisfactions. 


                                                                     _ Hélène Cixous, Le livre de Promethea
                                                                                      [Éditions Gallimard - 1983]