vendredi 29 décembre 2023

L'égratignure


                                                                        comme étrangère 


j'ai transformé l'élan de ton souffle 
pour te respirer en toute conscience
dans l'abandon où je suis
le temps veut frémir

il s'évapore
devient intrigue
plus ample que l'intuition
et l'ensemble nu de ta parole 

il a foulé l'écriture de ma peau 
il a lu sans comprendre ce que je suis
parcourant affleurant pressentant
la lueur sous mes yeux bandés 
puis il est venu mourir 
sur mes lèvres
piqué de nuit


— voilà, tu ne savais pas
que j'étais l'épine
la glose incise



dimanche 24 décembre 2023

Voyant battre mon cœur │du temps à cette histoire

 

                                                            du temps à cette histoire 


Hier matin j'ai vu battre mon cœur face à face.
Ce profond dedans de moi avait surgi, remuait devant moi. Quelque chose, une longue tige en métal souple, venait lentement vers lui pour, justement, qu'il puisse battre encore, pour un temps que nous espérerons aussi long que possible. Nous verrons bien, comme on dit si joliment pour signifier que nous n'en savons rien. Un grand écran montrait tout cela. C'était une image vidéo en noir et blanc qui me fit d'abord penser aux milieux océaniques, algues ou coraux, tels qu'on les voit onduler dans les films de Jean Painlevé. Immergé dans les profondeurs vivait une sorte de buisson vivant, ramifié. Devant cette atmosphère en grisaille je pensai également à ces vieilles photographies spirites sur lesquelles, au milieu d'un tumulte de formes, dans les plis d'un drapé extravagant ou dans un nuage indistinct, les gens tout à coup reconnaissaient leur ancêtre ou leur amour perdu.

Une image serait décisive ― c'est cet adjectif-là, qui, devant mon cœur, me vint spontanément ― lorsqu'elle met en jeu une telle relation complexe, active, bouleversante, dans laquelle l'espace qu'elle expose devant nous est plus vaste, plus profond que ce devant lui-même. Et dans laquelle, tout aussi bien, le temps où elle apparaît se révèle plus vaste, plus profond que ce présent lui-même. Devant cette image de mon cœur sur l'écran vidéo, je n'avais pas la compétence pour en analyser les détails, les anomalies, la structure même ou les particularités rythmiques. Ce n'était qu'une espère de monstre en grisaille, beaucoup plus grand que ce dont il était image, à savoir cet organe rose et rouge, pas plus gros que mon poing fermé, qui loge dans ma poitrine. L'image grise était « décisive » parce que, dans ce cas précis, c'est elle qui guidait la décision, le geste du thérapeute. Je la voyais en face de moi ― ou plutôt  dans un léger biais, le médecin seul étant assis en face d'elle, pour agir, grâce à elle, sur l'organe ―, en sorte que la connexion sensorielle entre le devant et le dedans semblait bien abstraite, exigeait presque un effort intellectuel... jusqu'au moment où une certaine opération, minuscule en vérité, fit lever en moi une oppression soudaine envahissant toute ma poitrine. Ce que je voyais (devant) était bien venu me toucher ici (dedans).

                                                   reflets d'obscurité #28

Une image m'est décisive parce que son aspect appelle un geste qui modifie mon être, qui m'affecte. Elle m'est décisive, également, parce qu'elle me met face à un intérieur, un espace que j'ignorais et qui est forcément m'émeut. Elle m'est décisive encore parce que ce qu'elle montre est une façon, condensée sur un seul organe, de raconter toute l'histoire d'un corps. Devant cette image de mon cœur, par exemple, je ne peux pas m'empêcher de songer qu'il y a une relation directe entre l'espèce de fossilisation dont l'organe est aujourd'hui menacé et les si nombreuses années que j'ai passées ― et avec quelle joie ! ― à rêvasser dans la fumée des cigarillos, à écrire, et d'abord, à lire : lire ces merveilles de pensée ou de poésie qui, justement, décantaient ou défossilisaient mon esprit de façon toujours recommencée. J'ai dansé spirituellement dans les espaces inouïs des phrases-visions d'Henri Michaux, par exemple, mais l'image grise devant moi me fait comprendre aujourd'hui que cette joie se doublait d'un autre processus intérieur : mon cœur en secret se ratatinait un peu. Quel paradoxe ! 

                                                                     infinitive - détail 

Une image m'est décisive surtout parce qu'elle ne se contente pas de montrer une chose habituellement non vue et d'en exposer l'aspect. Elle montre la chose, non seulement vue de ses propres dedans, mais encore vue de ses propres temps. Car ce sont bien plusieurs temps hétérogènes qui en elle se nouent, circulent, remuent dans leur rythme de diastole et de systole. Ce sont des temps différents qui battent ensemble dans le cœur de l'image. Voilà bien ce qu'elle raconte : des histoires multiples rythmiquement ajointées. Elle fait lever, voire survivre, des passés composés, des plus-que-parfaits, des futurs antérieurs, des montages en mouvement... Mais, plus encore, elle m'est décisive en ce qu'elle donne forme ― dans ces mouvements, dans ces montages mêmes ― à des temps à venir. Le présent gris, les présent-vidéo de l'image qui bat devant moi, ce présent est interrogé du regard pour ce qu'il indique, visuellement, du retard ou retardement qui m'échoit, de la vie à venir, du « temps qui me reste ». Il m'est décisif en ce qu'il appelle, de ma part comme de celle du thérapeute, une conduite, une praxis voire une éthique ― parce qu'on ne vit pas que pour soi ― du temps futur. Il faudra, avec cela, refaire travailler le logos et refaire jouer la poïèsis à partir de ce pathos lui-même : réinventant ainsi la danse réciproque de la pensée, de la phrase et de l'affect. 


                      _ Georges Didi-Huberman, Brouillards de peines et de désirs
                                 Par mots :  voyant battre mon cœur 
(21.12.2019)
                                                        [Les Éditions de Minuit]


 illustrations K.D : le cahier affranchi



jeudi 14 décembre 2023

La manne et la mort

 

Il y aura une année où il y aura un mois
où il y aura une semaine où il y aura
un jour où il y aura une heure où il y aura
une minute où il y aura une seconde
et dans la seconde il y aura le non-temps
sacré de la mort transfigurée.

_ Clarice Lispector


                                                                       l'éternité



tout dénudé de douceur
le fil glisse sur mes lèvres entrouvertes
ondule à la recherche de son ombre
il crible de brocards le rêve décousu
pique à mort ma langue humide

le fil arrive à sa manière
retors à la manne 
mécanicienne

               je suis là - bouche ininterrompue
               je suis le nom sur la lisière

tenant un visage et la lune
tout entre mes lèvres
et c'est l'implosion
de ton étoile



mercredi 6 décembre 2023

Encore blottie contre la nuit quand entre le jour : L'aube (insondable)

                                                                                       

                                                                                      ⌠merci, f. pour l'infinitésimal.⌡

                                                                       insondable 

Préfère l'aube qui, dans sa lueur à peine, retient la nuit.


L'aube est la naissance du jour, son lent surgissement de l'ombre. Les formes peu à peu se défont de la nuit qui les abritait, dans la paix d'elles-mêmes. Un autre monde se dessine à l'aube, dans un secret gardé jusqu'au lever du jour. Quand celui-ci sera venu, il faudra n'avoir pas oublié, pour l'accueillir, cette naissance incertaine.


Si l'on pouvait trouver Ce que l'on cherche, ce serait déjà fait, après tant d'efforts. Mais Cela n'est pas à trouver. Ce ne peut être que cherché


L'espace étale, par moments bruisse ou palpite. Le temps immobile est silence.

Ce n'est pas de l'espérance, c'est une patience tranquille, une endurance consolée...

Le temps efface. Efface à mesure. ne sait qu'effacer.



Le feu n'est feu que s'il consume — et, consumant, se consume.

La face du monde est la Face. Que le monde cache.

Plus que le « silence éternel des espaces infinis », l'immense foisonnement du monde alentour, inerte ou vivant, m'effraie. 


Voix au dehors. Ils parlent... De quoi ? Ils parlent quand ils se rencontrent, de tout, de rien. Ils parlent.

Le merle ne chante guère que dans le silence des autres oiseaux.
Ou dans le suspens des choses, avant l'orage.

Si simplement vous « comprenez » ou cherchez à comprendre ce que je dis, ce n'est pas ce que j'ai ou aurais voulu dire. On ne « comprend » jamais qu'un contenu, figé dans l'écriture.


Je sais, mais sans pouvoir le dire. À condition de ne pas tenter même de le dire.

Le lierre, s'il parvient à s'accrocher, se tend dans le vide, pathétiquement, cherchant appui.

Il n'y a pas de mystère dans les choses. Les choses sont sans mystère. Tel est bien le mystère. 


La Nature n'est pas bonne. Elle est cruelle. Belle et cruelle. Innocente, non. Virginale.

Qu'est-ce que la Vie, sinon une tension de vie — non, la vie, qui n'est rien hors des vivants.

Le monde faiblement existe, étant visible, palpable, etc.
N'existe que comme visible, palpable, etc.


De la mesure. Un champ mesuré par un géomètre n'est pas un champ, mais un champ-mesuré. À la limite, une mesure de champ : tant d'ares. Peu importe que le champ soit de blé ou de colza, ou simplement de prairie. Toute mesure efface le réel.

Nous ne savons que le résultat du savoir. Rien d'autre que le su. Dans la vision, le vu. Dans la perception, le perçu. On ne sait, ne touche, n'approche les choses que selon un résultat, et comme ce résultat.

Voir, c'est revêtir d'un voile : celui de la vision.


Pour ce qui touche au seul dire, tout est dicible.
L'indicible ne qualifie pas l'essence, mais notre approche dans les limites du dire.


Le dedans des choses est leur dehors, impénétrable.


Je cherche à m'insinuer entre les choses, comme en les dédoublant. Entre la chose et la chose, quelle qu'elle soit. Y compris entre moi et moi.


Le feu qui n'est que flamme sourdement ronge. L'eau qui ne s'écoule pas lentement pourrit.


Toutes choses ont un envers, souvent humilié, délabré.
Les mots n'ont qu'un endroit.


Le rien est le des choses. Non pas ce qui les fait être là, mais seulement leur là, anonyme, inapprochable.


Tout, en étant, obéit. Entrant dans l'être, obéit. Dans l'être qui lui-même, à ce qu'il revêt, obéit.


Moments où les mots ne recouvrent plus rien, alentour, rendant le monde soudain désert. Somptueux et désert.


Le temps, sans doute, ne parle pas. Mais il fait un bruit léger, obsédant, continuel. De ce bruit monte toute musique.


On « a le temps », quand on ne donne plus au temps, dans l'agitation du faire, de se précipiter.


Le monde recommence demain, le même. Mais il ne sera pas tout-à-fait le même, en recommençant. Il sera le même recommençant


Dans le non-savoir de l'arbre, qui ne sait qu'en étant arbre, tout savoir s'abîme.


Ledes choses, auroral, n'est pas inerte. Remue sans cesse, imperceptiblement.

D'où vient le temps dans son cours, s'il en a un : du passé ou du futur ? D'où qu'il vienne, il sombre dans l'instant.

Tout le fini est tronqué, en proie au manque. Simplement, le tronqué s'irradie des traces en beauté du manque.

Ne rien pouvoir saisir, étreindre, c'est saisir, étreindre...
Rien.

Si l'on n'est pas dominé, comme mené par ce qu'on pense, on pense peu.

C'est un beau précepte spirituel de se quitter soi-même.
Mais qui est quitté ? Qui s'éloigne ?


Dieu vide et nu sépare, sinon dé-vaste. Le démon seul rassemble, dans l'opaque.

Dieu est la Perte. Le seul accès vers Lui est dans la perte, des choses et de soi.


Le feu se brûle , autant qu'il brûle. En brûlant, se brûle lui-même et s'abolit dans ce qu'il brûle.


Parfois, du matin gris au soir blême, le jour peine à être le jour.


Perdant l'équilibre, je tombe. Ce n'est pas moi qui tombe. Ce qui tombe, c'est moi.


Dans nos paroles essentielles, c'est un autre qui parle de nous. Dans ses plus hautes pensées, le penseur n'est qu'à l'écoute. Ce n'est pas le peintre qui voit.


Non, je ne suis pas là, pas même pour moi.


Le péché originel, c'est l'homme à sa naissance d'homme, au Jardin ou ailleurs. C'est par là qu'il est transmissible en effet à toutes les générations.

On peut atteindre, s'approcher de très près, mais on ne peut qu'atteindre. Parvenir au seuil, mais sans entrer. 

On est immergé dans le fini, mais on le ressent rarement, car égal au réel, le fini n'apparaît pas. On voit pourtant bien autrement les choses, si on les voit comme finies...


L'inconnu se cache dans le connu, comme cela même qui le rend connu, ce qui le fait ce connu auquel nous nous tenons.
Le connu est en lui-même comme connu proprement l'inconnu. Le monde, en étant le monde, est non-monde inconnaissable. 


Qu'est-ce que je ne vois pas dans la chose, la voyant ? Il faudrait l'ajouter à ce que je vois. 

Devant la chose, devant le monde et tout ce qui se voit — et qu'on voit certes — se dire qu'on ne le voit pas, en même temps.

Le sourire de Bouddha est celui de l'échec, de l'impuissance à pénétrer, à comprendre, mais consentie, souveraine.


Quand on marche, on ne songe pas qu'on marche. On ne marche bien que si l'on n'y prête pas attention. Que si l'on est comme « marché ». Ainsi vivons-nous, plus vécus que vivants.


La caresse de la main passe et repasse, cherche en vain à retenir sous son toucher. Rien n'est plus inaccompli, dans sa quête inlassable, que la caresse. 

Ce qui nous emporte s'emporte lui-même autant qu'il nous emporte.

L'ici, parfois, n'est plus l'ici, à cause des lointains soudain apparaissant.


La lumière est aussi porteuse d'ombre. Projette l'ombre de ce qu'elle éclaire dans une tache grise, qui fait partie de ce qu'elle éclaire.

Hommes disant, écrivant au long temps : sentinelles fatiguées qui se transmettent un mot de passe sur le chemin de ronde.

Avant la vision, la chose se cache en se montrant, dans le montrer lui-même, qui la revêt de son voile.


C'est un chat. Il n'a pas choisi d'être. Qu'est-ce qui l'a fait chat, souple et féline créature ? Rien d'autre que ce qui, en lui et par lui, s'est fait chat.


Trace légère, argentée, scintillante, diamantine de la visqueuse limace.


Les lointains apaisent aussi, par leur distance. Calmement accompagnent.


Le passé n'est que le présent, en ce qu'il a d'irrémédiable. 

L'arbre solitaire, immobile, ne va pas vers le monde.
C'est le monde qui vient à lui, cherchant l'ombre.

On ne peut savoir, parce qu'on est dans. Savoir implique un devant, au moins imaginaire. On se donne ce qu'on sait, quand il faudrait d'abord que cela se donne. La vraie connaissance est illumination.

Pudeur de l'arbre : il cache soigneusement ses racines, ne les dénude pas sans risque.

On existe, c'est-à-dire on avance. Vers quoi ? On ne sait. 
En attente de quoi ? On ne sait. On ne peut le savoir du fait que, sans plus on avance. La vie, dans ses tâches, remplit la vague attente, occupe le suspens — et l'efface.


Nous sommes dans le temps et autant n'y sommes pas. L'instant aussitôt bascule dans le passé, poussé par un futur sans visage. 

Tout dire va à la figure. Le sens que l'ont croit « propre » n'est qu'un « sens figuré ».<<

Penser arrête le mouvement. Tient en suspens le corps, le fige dans l'immobile.

On « pose » des questions, qui restent là, posées, inertes, elles-mêmes et seules, tristement. 

On passe sans cesse à côté, avec douleur, le sachant. On continue sa route. C'est vivre.


Le rocher sauvage est là, pesamment. Le mur maçonné, droit debout, existe, sait des choses, est témoin.

Dans l'abandon où nous sommes, la science est, de toutes nos conquêtes, la plus abandonnée et seule. Mais elle tire son efficace de cet abandon.


Vivre, c'est faire comme si, jouer un rôle. Faire comme si on était ce qu'on est, et d'abord comme si on était un vivant.

Dans ce qu'on dit, quand vraiment on dit, il ne s'agit que de la même chose obsédante, variable selon chacun. 

Parfois, en riches instants, le monde se change en lui-même.

Les choses ne parlent pas, mais écoutent, sont témoins.

Quand on s'approche des beaux nuages, qu'on est dedans comme en avion, ils se défont en traînées de brouillard.

la lumière cache souvent mieux dans son éclat que l'ombre.


La neige qui tombe étire les heures, calme le temps.


La vie n'est qu'en surface, éclose sur la mince écorce terrestre. Le reste est feu.



                                                                   _ Roger Munier, L'Aube 
                                                                        [Éditions Rehauts]