samedi 15 novembre 2025

Iréna entre la langue et le rêve


                                                                      le parfum d'Iréna


j'étais toute la colère, je suis la question de la colère
elle était passionnante, je l'entends encore avec cet accent noué à sa voix
un peu de la fascination des débuts de quelque chose - inspiré, expulsé
la vie n'est pas de se comprendre mais d'être.


« — Je suis la représentante d'un monde où il est possible de sublimer le désespoir par l'écriture et de contenir la violence. »


                                                              la frange grave d'Iréna

il y a dix ans, Iréna était la rencontre par laquelle j'eus le sentiment d'une seconde naissance, ou peut-être fut-ce la troisième, la quatrième, je ne sais plus - sur le chemin du rêve, au virage de chaque être, il y a des visages qui vous tuent. je cherchais le rapport de parenté entre la chair et la feuille, j'étais la sidération de la mère, l'oubli insuffisant, l'aurore énigmatique dans les yeux des enfants, le père invisible. Iréna était là, au fond d'un jardin fleuri aussi l'hiver, j'arrivais avant elle, l'attendant à la surface de la terre...

« — Chez moi, il y a un proverbe qui dit : Celui que tu ne laisses pas mourir, ne te laisse pas vivre... »

carnet / photographies : le jardin analytique à Vauban
 Lille / Roubaix novembre 2015-2025     

extraits / paroles en italique : Iréna Talaban,
" Terreur communiste et résistance culturelle "
[Les arracheurs de masques]
Ed. PUF / Ethnologies



lundi 10 novembre 2025

Les artères coronaires de Novembre : l'attente, la pente


                                                                                   la pente

elle descend la source d'une passion familière
s'arrête - il y a toujours une décision à prendre au fond 
elle s'enfouit dans les secondes enflammées des artères
tout est vitesse avant de quitter sa nudité
les reflets absorbés, les métaphores
l'aube est déjà là 

elle frémit ostensiblement 


                                                                                      Amsterdam, le 30 novembre 1990


Cher Fawwaz,


  Nous sommes aux derniers jours de novembre, un mois qui m'est cher, celui de la naissance de ma mère (et celui de la fête des Morts). Avenue Clémenceau, les religieuses françaises nous apprenaient que le sol était couvert de feuilles mortes. Ces feuilles mortes, à Beyrouth, sur cette avenue sans arbres, n'existaient pas. Mais à l'école, tout ce qu'on nous disait, n'existait pas. Certainement pas pour nous.

  Nous sommes arrivées avant-hier, et hier soir sommes allées à l'opéra entendre Le Retour d'Ulysse de Monteverdi dirigé par Pierre Audi, le neveu de Simone.
  Le personnage de Pénélope me fait entrer par ce hasard heureux droit dans mon propos. Pénélope a été un archétype proposé aux femmes pendant plus de deux millénaires. Elle est un mythe / réalité. Elle est attente pure. D'ailleurs, elle n'attend même pas à une fenêtre, les fenêtres étant pour les femmes déjà une sortie de leur cage. Elle vit dans le fond de sa chambre. Devant son métier à tisser. Pénélope attend.
  Job aussi, personnage originaire du désert de ce qui est la Jordanie aujourd'hui, attend dans la lumière dure, et les cailloux. Il n'attend même pas que cessent ses malheurs. Il attend que Dieu lui manifeste une nouvelle exigence. C'est l'attente pure de la pure volonté divine.
  Job est donc à Dieu ce que Pénélope est à Ulysse : l'objet qui attend, et qui par ce rôle « divinise » Ulysse. 
  Et depuis, dans un imaginaire constamment actualisé, la femme a été ce qui attend : elle attend de grandir, elle attend sa puberté, attend le fiancé, le mari, l'enfant, la vieillesse, et la mort. Elle attend que les enfants aillent et viennent, qu'ils grandissent, qu'ils se marient, que le mari parte le matin, qu'il rentre le soir. Elle attend que l'eau bouille, que la guerre finisse, que le printemps revienne. Elle attend d'être embrassée, prise, rejetée, oubliée. Elle attend l'heure de l'amour, celle de la vengeance, de l'oubli, et de nouveau la mort. Elle est la fleur qui attend l'abeille, et la vallée qui attend l'orage. Elle est pratiquement née « assise », et Pénélope ne fait rien d'autre. Elle s'assoit, tisse, et défait son travail. Sisyphe, c'est elle. Pour que l'attente soit pure, il faut que rien ne dure de ce qu'elle fait.
  Mais de nos jours, cyniques comme nous le sommes devenus, nous pourrions dire que l'histoire de Pénélope devrait être à rebours. Pénélope n'aurait jamais attendu, mais plutôt redoutait le retour d'Ulysse car cela allait mettre fin à ses aventures bien cachées. Que de soldats américains sont revenus de la dernière guerre mondiale pour retrouver leurs femmes déjà remariées alors qu'elles n'avaient jamais eu de preuves de la disparition de leur premier mari !
  Je pense que l'attente est facilement une arme insidieuse. C'est elle qui détermine le destin de celui qui est attendu. Mallarmé, parlant d'Ulysse, le comparait à Hélios, disant que le soleil ne pouvait pas se détourner de la marche qui lui était assignée, fût-ce dans cours diurne, ou nocturne. Ulysse lui aussi ne peut ne pas revenir. Il est en quelque sorte « programmé » pour le faire par l'attente de Pénélope. Tout peut être donc renversé. On peut bien dire qu'ainsi c'est bien la cible qui détermine le parcours de la flèche. 

  Après t'avoir avant-hier, cher Fawwaz, confié mes vues sur Pénélope, j'aimerais te faire part d'un incident que mon amie d'Amsterdam, Yanny Donker, m'a raconté. Elle habite le quartier des prostituées, que je connaissais déjà, et que j'ai revu. Ces maisons « closes » n'ont rien de clos. Elles affichent dans leurs vitrines des femmes à la chair aussi rose que le bœuf de Rembrandt au musée du Louvre. Yanny en connaît plusieurs. « Oh ! me dit-elle, il y en a de tout. Certaines font beaucoup d'argent, certaines se marient et continuent ce métier, d'autres sont battues par leurs souteneurs, maltraitées, détruites. Bien sûr, il y a beaucoup de drogue par ici, de violence. Elles sont souvent assassinées. »
  Je demande : « ça ne te rend pas triste ? » Elle répond que non, qu'elle et ses enfants se sont habitués. Puis, elle se ravise : « dernièrement je parlais avec l'une de celles que je connais le mieux. Elle m'a raconté qu'un homme passait tous les soirs devant la vitrine où elle se tient toute nue, exposée, un jeune homme qui n'est jamais entré, et qui la saluait très gentiment, et ça lui faisait plaisir, à elle, d'avoir en quelque sorte un véritable ami. Et puis, continua Yanny, cette femme lui a dit il y a quelques jours : « tu vois, hier j'étais dans la rue et j'ai rencontré mon jeune homme. Et il est passé devant moi sans me saluer, sans me reconnaître, parce que j'étais habillée ! » Cette femme a eu beaucoup, beaucoup de peine, elle est triste, triste... C'est ainsi.
  J'ai un tourbillon d'idées... je ne sais pas quoi ajouter, quoi te dire de plus ? J'aurais aimé rester ici quelques jours, vadrouiller, mais je suis obligée de rentrer à Paris. Ces villes du Nord, je regrette qu'elles me soient si étrangères. C'est tout un monde. Je t'embrasse,


                                                                                                                E.


                                                                       _ Etel Adnan, Des villes et des femmes
                                                                        Lettres à Fawwaz
suivi de Paris mis à nu
                                                                                 
Gallimard collection L'Imaginaire
                                                                                                                  [p.53/56]





samedi 1 novembre 2025

" Si je t'aime, est-ce que cela te regarde ? "


On a beau faire, on se figure toujours ce que l'on voit.
Je crois que l'homme rêve uniquement pour ne pas cesser de voir.
Il se pourrait bien que la lumière intérieure se répandit un beau jour
hors de nous-mêmes, en sorte que nous n'aurions besoin d'aucune autre.

_ Johann Wolfgang Goethe,
Les Affinités électives