XXXI
Toutes les lumières étaient bleues. On aurait dit le pays des magiciens et c'était joli. Dès que la nuit tombait tout était bleu. On avait peint en bleu les vitres des grands lampadaires et celles des petits et si on voyait un peu de lumière aux fenêtres des maisons on sifflait. Et quand on a bombardé de la mer, mon père est mort. Ce n'est pas à cause d'une bombe mais parce que, c'est la frayeur, son cœur s'est arrêté et il y est resté. J'avais de la peine à m'en rendre compte parce que cela faisait longtemps qu'il était, pour moi, comme à moitié mort... comme s'il ne m'était rien, comme si je ne ne pouvais pas le réclamer comme mien, comme si, quand ma mère était morte, mon père était mort aussi. La femme de mon père est venue m'annoncer qu'il était mort et voir si je pouvais l'aider un peu à payer l'enterrement. J'ai fait ce que j'ai pu, c'est-à-dire pas beaucoup, et quand elle est repartie, un moment, rien qu'un moment, toute droite au milieu de ma salle à manger, je me suis revue petite fille, un ruban blanc dans le cheveux, à côté de mon père qui me donnait la main, on marchait dans les rues bordées des jardins et on passait toujours dans une rue avec des villas où il y avait un jardin avec un chien qui, lorsqu'on passait, se précipitait contre la grille et aboyait ; un moment, il m'a semblé que je recommençais à aimer mon père, ou alors il m'a semblé que, il y avait longtemps, je l'avais aimé. Je suis allée le veiller mais je n'ai pu y rester que deux heures parce que le lendemain je devais me lever tôt pour aller nettoyer des bureaux. Quant à la femme de mon père, on peut dire que je ne l'ai plus revue. J'ai emporté un portrait de mon père que ma mère avait porté toute sa vie dans un médaillon et je l'ai montré aux enfants. C'est à peine s'ils savaient qui c'était.
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Pendant les quelques jours qu'il est resté avec nous il s'endormait après le déjeuner et les enfants dans son lit dormaient avec lui. Comme ils le voyaient rarement, ils ne le quittaient pas. Cela me faisait de la peine de devoir les quitter chaque matin pour aller nettoyer des bureaux. Quimet a dit que les lumières bleues le mettaient de mauvaise humeur et que si un jour il commandait il ferait peindre toutes les lampes en rouge, comme si le pays avait la rougeole parce que des plaisanteries, il a dit, lui aussi il savait en faire. Et que les lumières bleues c'était quelque chose qui ne servait à rien : et si on voulait bombarder on bombarderait quand même si les lampes étaient peintes en noir. J'ai remarqué qu'il avait les yeux très enfoncés, comme si on avait frappé dessus pour les enfoncer tout à fait. Quand il est parti, il m'a embrassée très fort et les enfants l'ont dévoré de baisers et l'ont accompagné jusqu'au bas de l'escalier, et moi aussi. Quand j'ai été entre le palier du premier et mon étage, je me suis arrêtée et j'ai suivi du doigt sur le mur les plateaux des balances, et la petite m'a dit que la joue lui faisait mal parce que la barbe de son père piquait.
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Je lui ai parlé des enfants et je lui ai dit qu'on avait de moins en moins à manger et que je ne savais plus comment faire et que si on changeait Quimet de front, comme il m'avait dit que peut-être ça se ferait, je le verrais encore moins souvent et il ne pourrait pas m'apporter les quelques provisions qu'il m'apportait et qui nous aidaient beaucoup. Elle m'a dit qu'elle pouvait faire mettre le petit en colonie, mais que pour la petite elle ne me conseillait pas parce que c'était une fille, le petit ça lui ferait du bien d'avoir affaire à d'autres garçons et ça l'aiderait plus tard dans la vie. Antoni, qui nous écoutait, collé à mes jupons, a dit qu'il ne voulait pas quitter la maison, même s'il n'y avait rien à manger... Mais il devenait si difficile de trouver quoi que ce soit que je lui ai dit qu'on ne pouvait pas faire autrement, que ça ne durerait pas et qu'il aimerait sûrement jouer avec des garçons de son âge. J'avais deux bouches à nourrir à la maison et je n'avais rien à mettre dedans. On la serrait plus qu'on ne saurait le dire : on se couchait tôt pour oublier un peu qu'il n'y avait rien pour le dîner. Le dimanche on ne se levait pas, pour avoir moins faim. Et on a conduit le petit à la colonie, dans un camion que Julieta avait fait venir, après l'avoir convaincu avec de bonnes paroles. Mais il se rendait compte que je le trompais. Et quand on parlait de l'emmener à la colonie, les jours qui ont précédé son départ, il baissait la tête et n'ouvrait pas la bouche, comme si les grandes personnes n'avaient pas existé. Mme Enriqueta lui a promis d'aller le voir. Je lui ai dit que j'irais tous les dimanches. Le camion a quitté Barcelone avec nous dessus et une valise en carton attachée avec une ficelle, et il a pris la route blanche qui menait au mensonge.
_ Mercè Rodoreda, La place du diamant
[L'Imaginaire Gallimard]
traduit du catalan par Bernard Lesfargues