sans titre - les pots |
manger en faisant du bruit et en laissant voir la métamorphose progressive des aliments dans la bouche ouverte, s'essuyer les lèvres avec un morceau de pain, saucer l'assiette si soigneusement qu'elle pourrait être rangée sans lavage, taper la cuiller dans le fond du bol, s'étirer à la fin du dîner. Se débarbouiller seulement la figure chaque jour et le reste selon le degré de saleté, les mains et les avant-bras après le travail, les jambes et les genoux des enfants les soirs d'été, le lavage en grand réservé aux fêtes empoigner les choses avec force, claquer les portes. Faire tout avec brusquerie, qu'il s'agisse d'attraper un lapin par les oreilles, donner un bécot, serrer un enfant dans son giron. Les jours où le torchon brûle, entrer et sortir, bouger les chaises marcher à longues enjambées en balançant les bras, s'asseoir en se jetant dans le siège, les vieilles femmes en enfonçant le poing au creux du tablier, se relever en décollant d'une main rapide la jupe restée dans les fesses pour les hommes, l'usage continuel des épaules transportant la bêche, des planches et des sacs de pommes de terre, les enfants fatigués au retour de la foire pour les femmes, des genoux et des cuisses coinçant le moulin à café, la bouteille à déboucher, la poule qu'il faut égorger dont le sang goutte dans la cuvette parler fort et de façon grondeuse en toutes circonstances,
comme s'il avait fallu se rebiffer contre l'univers depuis toujours.
_ Annie Ernaux, Les Années