jeudi 14 novembre 2019

Les années d'Annie Ernaux │ Les gestes et les pots

Hors des récits, les façons de marcher, de s'asseoir, de parler et de rire, héler dans la rue, les gestes pour manger, se saisir des objets, transmettaient la mémoire passée de corps en corps du fond des campagnes françaises et européennes. Un héritage invisible sur les photos qui, par-delà les dissemblances individuelles, l'écart entre la bonté des uns et la mauvaiseté des autres, unissait les membres de la famille, les habitants du quartier et toux ceux dont il était dit ce sont des gens comme nous. Un répertoire d'habitudes, une somme de gestes façonnés par des enfances aux champs, des adolescences en atelier, précédées d'autres enfances, jusqu'à l'oubli :

                                     sans titre - les pots

manger en faisant du bruit et en laissant voir la métamorphose progressive des aliments dans la bouche ouverte, s'essuyer les lèvres avec un morceau de pain, saucer l'assiette si soigneusement qu'elle pourrait être rangée sans lavage, taper la cuiller dans le fond du bol, s'étirer à la fin du dîner. Se débarbouiller seulement la figure chaque jour et le reste selon le degré de saleté, les mains et les avant-bras après le travail, les jambes et les genoux des enfants les soirs d'été, le lavage en grand réservé aux fêtes                empoigner les choses avec force, claquer les portes. Faire tout avec brusquerie, qu'il s'agisse d'attraper un lapin par les oreilles, donner un bécot, serrer un enfant dans son giron. Les jours où le torchon brûle, entrer et sortir, bouger les chaises                     marcher à longues enjambées en balançant les bras, s'asseoir en se jetant dans le siège, les vieilles femmes en enfonçant le poing au creux du tablier, se relever en décollant d'une main rapide la jupe restée dans les fesses                    pour les hommes, l'usage continuel des épaules transportant la bêche, des planches et des sacs de pommes de terre, les enfants fatigués au retour de la foire                   pour les femmes, des genoux et des cuisses coinçant le moulin à café, la bouteille à déboucher, la poule qu'il faut égorger dont le sang goutte dans la cuvette            parler fort et de façon grondeuse en toutes circonstances,
comme s'il avait fallu se rebiffer contre l'univers depuis toujours.


                                                                             _ Annie Ernaux, Les Années