dimanche 24 décembre 2023

Voyant battre mon cœur │du temps à cette histoire

 

                                                            du temps à cette histoire 


Hier matin j'ai vu battre mon cœur face à face.
Ce profond dedans de moi avait surgi, remuait devant moi. Quelque chose, une longue tige en métal souple, venait lentement vers lui pour, justement, qu'il puisse battre encore, pour un temps que nous espérerons aussi long que possible. Nous verrons bien, comme on dit si joliment pour signifier que nous n'en savons rien. Un grand écran montrait tout cela. C'était une image vidéo en noir et blanc qui me fit d'abord penser aux milieux océaniques, algues ou coraux, tels qu'on les voit onduler dans les films de Jean Painlevé. Immergé dans les profondeurs vivait une sorte de buisson vivant, ramifié. Devant cette atmosphère en grisaille je pensai également à ces vieilles photographies spirites sur lesquelles, au milieu d'un tumulte de formes, dans les plis d'un drapé extravagant ou dans un nuage indistinct, les gens tout à coup reconnaissaient leur ancêtre ou leur amour perdu.

Une image serait décisive ― c'est cet adjectif-là, qui, devant mon cœur, me vint spontanément ― lorsqu'elle met en jeu une telle relation complexe, active, bouleversante, dans laquelle l'espace qu'elle expose devant nous est plus vaste, plus profond que ce devant lui-même. Et dans laquelle, tout aussi bien, le temps où elle apparaît se révèle plus vaste, plus profond que ce présent lui-même. Devant cette image de mon cœur sur l'écran vidéo, je n'avais pas la compétence pour en analyser les détails, les anomalies, la structure même ou les particularités rythmiques. Ce n'était qu'une espère de monstre en grisaille, beaucoup plus grand que ce dont il était image, à savoir cet organe rose et rouge, pas plus gros que mon poing fermé, qui loge dans ma poitrine. L'image grise était « décisive » parce que, dans ce cas précis, c'est elle qui guidait la décision, le geste du thérapeute. Je la voyais en face de moi ― ou plutôt  dans un léger biais, le médecin seul étant assis en face d'elle, pour agir, grâce à elle, sur l'organe ―, en sorte que la connexion sensorielle entre le devant et le dedans semblait bien abstraite, exigeait presque un effort intellectuel... jusqu'au moment où une certaine opération, minuscule en vérité, fit lever en moi une oppression soudaine envahissant toute ma poitrine. Ce que je voyais (devant) était bien venu me toucher ici (dedans).

                                                   reflets d'obscurité #28

Une image m'est décisive parce que son aspect appelle un geste qui modifie mon être, qui m'affecte. Elle m'est décisive, également, parce qu'elle me met face à un intérieur, un espace que j'ignorais et qui est forcément m'émeut. Elle m'est décisive encore parce que ce qu'elle montre est une façon, condensée sur un seul organe, de raconter toute l'histoire d'un corps. Devant cette image de mon cœur, par exemple, je ne peux pas m'empêcher de songer qu'il y a une relation directe entre l'espèce de fossilisation dont l'organe est aujourd'hui menacé et les si nombreuses années que j'ai passées ― et avec quelle joie ! ― à rêvasser dans la fumée des cigarillos, à écrire, et d'abord, à lire : lire ces merveilles de pensée ou de poésie qui, justement, décantaient ou défossilisaient mon esprit de façon toujours recommencée. J'ai dansé spirituellement dans les espaces inouïs des phrases-visions d'Henri Michaux, par exemple, mais l'image grise devant moi me fait comprendre aujourd'hui que cette joie se doublait d'un autre processus intérieur : mon cœur en secret se ratatinait un peu. Quel paradoxe ! 

                                                                     infinitive - détail 

Une image m'est décisive surtout parce qu'elle ne se contente pas de montrer une chose habituellement non vue et d'en exposer l'aspect. Elle montre la chose, non seulement vue de ses propres dedans, mais encore vue de ses propres temps. Car ce sont bien plusieurs temps hétérogènes qui en elle se nouent, circulent, remuent dans leur rythme de diastole et de systole. Ce sont des temps différents qui battent ensemble dans le cœur de l'image. Voilà bien ce qu'elle raconte : des histoires multiples rythmiquement ajointées. Elle fait lever, voire survivre, des passés composés, des plus-que-parfaits, des futurs antérieurs, des montages en mouvement... Mais, plus encore, elle m'est décisive en ce qu'elle donne forme ― dans ces mouvements, dans ces montages mêmes ― à des temps à venir. Le présent gris, les présent-vidéo de l'image qui bat devant moi, ce présent est interrogé du regard pour ce qu'il indique, visuellement, du retard ou retardement qui m'échoit, de la vie à venir, du « temps qui me reste ». Il m'est décisif en ce qu'il appelle, de ma part comme de celle du thérapeute, une conduite, une praxis voire une éthique ― parce qu'on ne vit pas que pour soi ― du temps futur. Il faudra, avec cela, refaire travailler le logos et refaire jouer la poïèsis à partir de ce pathos lui-même : réinventant ainsi la danse réciproque de la pensée, de la phrase et de l'affect. 


                      _ Georges Didi-Huberman, Brouillards de peines et de désirs
                                 Par mots :  voyant battre mon cœur 
(21.12.2019)
                                                        [Les Éditions de Minuit]


 illustrations K.D : le cahier affranchi