jeudi 21 septembre 2023

La Peau fragile du monde │ Kardo ou [apo tè kardias]

                                                            kardo ou [apo tè kardias]
 

 Qu'il soit à chaque instant possible d'éprouver
ma peau comme la peau du monde
et le monde comme l'entretissage
de toutes nos visions respirations
tâtonnements pressions
le retentissement des chants des rumeurs des scansions
et toujours aussi bien de rencontrer
l'obscurité l'épaisseur mate le silence l'inertie
tout comme la caresse et la peine

ma paume et l'eau de l'océan
ma déchirure et celle d'un visage défiguré
ma solitude et les foules affairées
les égarés les émigrés les affamés

mon peu touchant à l'abondance des façons 
des gestes des désirs

que cela soit encore possible
et que les peaux se prennent
se déprennent se délacent suent
se mouillent se sèchent
se tatouent se complaisent s'écorchent
se troublent s'interdisent s'interprètent

sans se résoudre en interfaces
connectées interactives
dans la programmerie d'un gros animal-machine ?

est-ce trop demander — déjà ?




_ Jean-Luc Nancy, La Peau fragile du monde
extrait p.150/151 : VII La peau fragile du monde *
* Conférence donnée au Festival di filosofia de Modène (Italie)
[Éditions Galilée - collection La philosophie en effet]




dimanche 17 septembre 2023

Est-ce que je te garde si je te touche ?


il est apparu dans la torpeur de la nuit, la langue natale en hélice,
souffleur d'étoiles implacable quand vient la fin des doutes
le geste lent croissant dans la fertile obscurité

pour elle, il a taillé dans le ciel, l'aube et sa fissure
il ne savait rien de l'allégresse des chutes d'eau
de concrétion en concrétion, il a atteint la source
l'écoulement créateur sous la voûte d'un noir d'encre
il a étreint l'existence, longuement, jusqu'à la substance

et elle, du désir vertigineux pareil à la sommité d'être
laissant la vie la prendre après le vide et la pesanteur
rougissement et émerveillement criant - la vie, la vie !
elle bascule en elle-même ouverte au cours des choses


                                                                          entrelacs

                                       une histoire profonde commence ainsi
                      insolente au regard du monde sensuellement intouchable
                                     l'imposition d'un élan total sur ses tissus



samedi 9 septembre 2023

Transir ⌠les mots gorgés de silence⌡


je suis la faille 
la force par le cri du désir 
je suis vulnérable à l'intuition

souvent
le nez appelle mes lèvres
   une musique inconnue émane du sol   
rien ne tient à rien et en ombre dressée
je bois la vie jusqu'à la lie 

                                                  à la place

derrière la paroi fragile
des yeux immenses m'observent
ils me pénètrent par des éclats de prières
mais l'un après l'autre je les expulse 
quelque part dans un commencement    

il reste le corps dans l'autre corps
la faiblesse liée de leurs sens 
que tout en moi délivre


 la nuit aspire


dans le noir 
un jasmin étoilé s'expose     
céleste et volubile comme le mensonge   
à son parfum l'on peut lire le piège des mots   
il console de la dureté du vide

je suis seule 
dans la pièce écrite
comme la fleur grimpante
je persiste au désordre

                                                           la ligne blanche   

je suis celle qui aimait la nuit
je suis la bouche souterraine 


Il faut apprendre à écrire avec des mots gorgés de silence.


      _ Edmond Jabès, Je bâtis ma demeure
[poèmes 1943-1957]



dimanche 3 septembre 2023

Un tremblement


je quitte le temps, les images mouvantes de ce temps 
le corps exclu, tranchant retranché du souvenir, j'entre en profondeur
presque inatteignable dans l'intimité vivante de ma disparition


ouverte et secrète sur la douleur médiane, le regard indivisé
j'aime la pointe impatiente que je sens non loin
l'écrit prend l'aiguille dans ma bouche
il fait saliver le grain de ma peau
le bruit est réel - sauvage 


                                moïra - autoportrait 


dans une parcelle de pensées, je remue
là, en moi-même à tremper les battements de ma langue
une fine membrane du ventre se détache de « nous »
« nous » qui s'écoule du temps et de l'amour gardé
la pulsation de mon corps est irréversible

qu'y a-t-il encore à accorder au rythme interdit ?
la question me regarde et me soulève

le doute embrassé, je fais boire l'étoffe de ma bouche
silence peuplé de signes que le désir me rappelle la nuit 
au fond, quelle sublime tragédie d'être dans l'eau !