samedi 4 mai 2024

Il pleut et je te regarde — Où étais-tu pendant la nuit ?

 

                                                                                 empreintes 


C'EST LÀ QUE JE VAIS

      Au-delà de l'oreille existe un son,
à l'extrémité du regard un aspect des choses, au bout des doigts un objet 
      — c'est là que je vais.
      A la pointe du crayon, le trait.
      Là où expire une pensée il y a une idée, à la dernière bouffée de joie une autre joie, à la pointe de l'épée la magie — c'est là que je vais.
      A la pointe des pieds, le saut.
      C'est un peu l'histoire de quelqu'un qui est parti et qui ne revint jamais 
      — c'est là que je vais.
      J'y vais ou je ne n'y vais pas ? Mais si, j'y vais. Et maintenant je reviens pour voir comment vont les choses. Si elles sont toujours aussi magiques. Réalité ? je t'attends. Là-bas où je vais.
      A la pointe du mot il y a le mot. J'ai envie d'employer le mot « retrouvailles » mais je ne sais où ni quand.
A l'orée des « retrouvailles » est la famille. A l'orée de la famille est le je. A l'orée du je il y a moi. C'est vers moi que je vais. Et c'est de moi que je sors voir. Voir quoi ?  Voir ce qui existe. Une fois morte c'est vers le fatidique. Mais après — après tout est réél. Et l'âme libre cherche un coin où se lover. Moi est un je que je proclame. Je ne sais pas de quoi je parle. Je parle de rien. Je suis rien. Une fois morte je grandirai et je m'épandrai,
et quelqu'un dira mon nom avec amour. 
     C'est vers mon pauvre nom que je vais.
     Et de là, de lui, je reviens pour appeler le nom de l'être aimé, celui de mes enfants. Ils me répondront. J'aurai enfin une réponse. Quelle réponse ? Celle de l'amour.  Amour : je t'aime tant. Mes yeux sont verts. Mais d'un vert si sombre que sur les photos ils sont noirs. Mon secret c'est d'avoir les yeux verts et que personne ne le sache. 
     A l'extrémité de moi je suis je. Je, implorante, je, celle qui a des besoins, celle qui demande, celle qui pleure, celle qui se lamente. Celle qui chante pourtant. Celle qui dit les mots. Mots emportés par le vent ? qu'importe, les vents les rapportent de nouveau et je les possède.
     Je à l'orée du vent. Les hauts de hurle-vent m'appellent.
     J'y vais, sorcière je suis. Et je me transmue. 
     Oh, chien, qu'as-tu fait de ton âme ? Est-elle à l'orée de ton corps ? 
     Moi je suis à l'orée de mon corps. Et lentement je dépéris.
     Que dis-je ici ?  Je dis l'amour.
     Et c'est à l'orée de l'amour que nous sommes.


                                             _ Clarice Lispector, Où étais-tu pendant la nuit ?
                                                                             [Ed. des femmes] 
                                                                     traduit du brésilien par G. Leibrich et N. Biros