samedi 5 août 2023

Lettres de corps : Kafka à Milena

 

                                                                          



                                                                                         [Prague, 7 août 1920]
                                                                                                   Samedi


● Gentil ? Patient ? Suis-je patient ? Je ne le sais vraiment pas. Je sais seulement qu'un tel télégramme me fait du bien pour ainsi dire dans tout le corps, et ce n'est pourtant qu'un télégramme et non pas une main tendue.
    Mais il sent aussi la fatigue, la tristesse, le propos du malade alité. C'est triste, et il n'y a pas eu de lettres ; encore un jour sans lettre, il faut donc que tu ailles très mal. Qui me prouve que tu as porté toi-même ton télégramme à la poste ? que tu ne passes pas la journée au lit, dans une chambre, là-bas, où je vis plus que dans la mienne ? 
Cette nuit, j'ai tué à cause de toi : un rêve féroce ; une mauvaise, très mauvaise nuit. Je ne me rappelle rien de précis. 
   Ta lettre est quand même arrivée. Elle a au moins le mérite de la clarté. Les autres, à vrai dire, n'étaient pas moins claires qu'elle, mais on n'osait pousser jusqu'à s'en rendre compte. D'ailleurs¹ , comment mentirais-tu ? Tu n'as pas un front à mentir.
   Je n'accuse pas Max. Quoi que sa lettre ait pu dire, c'est certainement faux, rien ne doit se mettre entre nous, même pas le meilleur des hommes. C'est bien pourquoi j'ai tué, cette nuit. Il y avait quelqu'un, un parent, qui disait au cours d'une conversation dont je n'ai pas gardé le souvenir (elle tendait, en gros, à prouver que tel ou tel ne pouvait réussir à faire je ne sais plus quoi), un parent, qui disait donc avec une nuance ironique :  « Eh bien alors ! Pourquoi pas Milena ? » 
Je le tuais immédiatement, puis j'arrivais à la maison, surexcité ; ma mère ne me lâchait plus ; on tenait autour de moi des propos du même genre que la conversation d'avant ; finalement je criais, fou de rage : « Si quelqu'un, par exemple, le père, mon père, a le malheur de dire du mal de Milena, je le tue aussi, ou je me tue moi. » Là-dessus, j'ai ouvert les yeux, mais je ne puis dire que j'aie réellement dormi ni que je me sois réveillé.
   Je reviens aux lettres précédentes, elles étaient semblables, au fond, à la lettre à la petite. Et celles du soir n'étaient que regrets de celles du matin. Et un soir, tu as écrit que tout était possible, sauf une chose, que je te perde ; il n'eût fallu pourtant qu'une secousse de plus, une secousse plus légère, et l'impossible se produisait. Et peut-être cette secousse a-t-elle été donnée et l'impossible s'est-il produit. 
 En tout cas, cette lettre est un soulagement, j'étais enterré vivant sous les précédentes et je croyais devoir rester ainsi sans souffler mot, car peut-être étais-je vraiment mort.

   Rien de tout cela ne m'a donc réellement étonné, je l'attendais, je m'étais préparé de mon mieux à le supporter quand le moment serait venu ; maintenant que le moment est là, je ne suis naturellement pas encore prêt ; mais enfin je ne suis pas encore tout à fait anéanti. En revanche, ce que tu me dis de ta situation en général et de ta santé, est tout à fait épouvantable et au-dessus de mes forces. Mais nous en reparlerons quand tu reviendras de ce voyage ; peut-être fera-t-il merveille, peut-être opérera-t-il du moins le miracle physique que tu attends ; d'ailleurs, à cet égard, je me fie tellement à toi que je ne demande pas de miracle et te confierais en tout sérénité (splendide nature que tu es, violentée mais inviolentable), n'était tout le reste, à la forêt¹ , au lac et à la nourriture.
  Quand je réfléchis à ta lettre — je viens à peine de la lire une fois — à ce que tu dis de ton présent et de ton avenir, à ce que tu dis de ton père, à ce que tu dis de moi, il n'en ressort avec la plus grande clarté que ce que je t'ai déjà dit une fois : que ton vrai malheur c'est moi, et nul autre, moi seul, — j'ajoute restrictivement : ton malheur extérieur — car sans moi tu aurais déjà quitté Vienne depuis trois mois et, si tu ne l'avais pas fait, tu le ferais maintenant. Tu ne veux pas quitter Vienne, je le sais, tu ne le voudrais pas non plus si je n'existais pas, mais c'est précisément pourquoi on pourrait dire — voyant les choses à vol d'oiseau, très à vol d'oiseau — que l'importance sentimentale que tu m'attaches vient, entre autres raisons, bien sûr, de ce que je facilite ton besoin de rester² à Vienne.
   Mais point n'est besoin d'aller si loin et de raffiner sur des subtilités ; il suffit de voir, c'est une réflexion qui se fait tout naturellement, que tu as déjà quitté une fois ton mari, et que tu le referais d'autant plus facilement sous la pression beaucoup plus forte des circonstances présentes, mais que tu ne le pourrais que pour la chose elle-même, non pour un autre homme.

   Toutes ces réflexions sont d'ailleurs superflues ; elles ne servent qu'à la clarté.

●● Deux prières, Milena, une petite et une grande. La petite : cesse de gaspiller les timbres, même si tu continues à m'en envoyer, je ne les donnerai plus à l'intéressé. C'est une demande que j'avais pourtant soulignée en rouge et en bleu, cela représente — sache-le pour l'avenir — le maximum de sévérité dont je peux faire preuve.
   La grande prière : cesse ta correspondance avec Max, c'est une demande qui m'est difficile de lui adresser à lui. C'est très bien au sanatorium, après la visite, de demander en confidence au bon médecin : Comment « va notre malade ? ». Mais, même au sanatorium, cela n'empêche pas le malade de tirer la langue en regardant la porte.


● Je m'occuperai naturellement avec joie de tes commissions. Mais je pense qu'il vaudrait mieux acheter le tricot à Vienne, car il faudra probablement pour cela un permis d'exporter (récemment, dans un bureau de poste, on m'a refusé jusqu'à des livres pour lesquels je n'avais pas de permis ; j'ajoute tout de suite qu'au bureau suivant on me les a pris sans objection) ; mais peut-être qu'au magasin on saura me donner un conseil. Je joindrai toujours un peu d'argent à mes lettres. Dès que tu me diras « assez », je cesserai.

   Merci de la permission de lire la Tribuna. Dernièrement, un dimanche, sur le Wenzelsplatz, j'ai vu une jeune fille qui achetait la Tribuna ; c'était manifestement pour la rubrique de la mode ? Elle n'était pas particulièrement bien mise, pas encore. Dommage que je n'aie pas mieux retenu son signalement et ne puisse suivre son évolution. Non, tu as tort de faire si peu de cas de tes articles de mode. Je te suis réellement reconnaissant de pouvoir maintenant les lire ouvertement (en cachette, en effet, voyou que je suis, je l'avais déjà fait souvent).



Notes :

1. sommes-nous pas, jusqu'au bord du comique, de misérables créatures ?
Je connais.
. on n'osait pas s'aventurer jusqu'à la clarté. D'ailleurs.
2. peut-être se produira-t-il le miracle, au moins le miracle physique que tu attends, mais j'ai d'ailleurs de ce point de vue une telle confiance en toi que je ne demande aucun miracle et que, n'était tout le reste, je te livrerais le coeur tranquille (merveilleuse nature que tu es, blessée et invulnérable) à la forêt




                                                        _ Franz Kafka, Lettres à Milena 
                                                               
 L'Imaginaire Gallimard
                                                    trad. de l'allemand (Autriche) par Alexandre Vialatte
                                                                                  textes complémentaires traduits pas Claude David