vendredi 29 décembre 2023

L'égratignure


                                                                        comme étrangère 


j'ai transformé l'élan de ton souffle 
pour te respirer en toute conscience
dans l'abandon où je suis
le temps veut frémir

il s'évapore
devient intrigue
plus ample que l'intuition
et l'ensemble nu de ta parole 

il a foulé l'écriture de ma peau 
il a lu sans comprendre ce que je suis
parcourant affleurant pressentant
la lueur sous mes yeux bandés 
puis il est venu mourir 
sur mes lèvres
piqué de nuit


— voilà, tu ne savais pas
que j'étais l'épine
la glose incise



dimanche 24 décembre 2023

Voyant battre mon cœur │du temps à cette histoire

 

                                                            du temps à cette histoire 


Hier matin j'ai vu battre mon cœur face à face.
Ce profond dedans de moi avait surgi, remuait devant moi. Quelque chose, une longue tige en métal souple, venait lentement vers lui pour, justement, qu'il puisse battre encore, pour un temps que nous espérerons aussi long que possible. Nous verrons bien, comme on dit si joliment pour signifier que nous n'en savons rien. Un grand écran montrait tout cela. C'était une image vidéo en noir et blanc qui me fit d'abord penser aux milieux océaniques, algues ou coraux, tels qu'on les voit onduler dans les films de Jean Painlevé. Immergé dans les profondeurs vivait une sorte de buisson vivant, ramifié. Devant cette atmosphère en grisaille je pensai également à ces vieilles photographies spirites sur lesquelles, au milieu d'un tumulte de formes, dans les plis d'un drapé extravagant ou dans un nuage indistinct, les gens tout à coup reconnaissaient leur ancêtre ou leur amour perdu.

Une image serait décisive ― c'est cet adjectif-là, qui, devant mon cœur, me vint spontanément ― lorsqu'elle met en jeu une telle relation complexe, active, bouleversante, dans laquelle l'espace qu'elle expose devant nous est plus vaste, plus profond que ce devant lui-même. Et dans laquelle, tout aussi bien, le temps où elle apparaît se révèle plus vaste, plus profond que ce présent lui-même. Devant cette image de mon cœur sur l'écran vidéo, je n'avais pas la compétence pour en analyser les détails, les anomalies, la structure même ou les particularités rythmiques. Ce n'était qu'une espère de monstre en grisaille, beaucoup plus grand que ce dont il était image, à savoir cet organe rose et rouge, pas plus gros que mon poing fermé, qui loge dans ma poitrine. L'image grise était « décisive » parce que, dans ce cas précis, c'est elle qui guidait la décision, le geste du thérapeute. Je la voyais en face de moi ― ou plutôt  dans un léger biais, le médecin seul étant assis en face d'elle, pour agir, grâce à elle, sur l'organe ―, en sorte que la connexion sensorielle entre le devant et le dedans semblait bien abstraite, exigeait presque un effort intellectuel... jusqu'au moment où une certaine opération, minuscule en vérité, fit lever en moi une oppression soudaine envahissant toute ma poitrine. Ce que je voyais (devant) était bien venu me toucher ici (dedans).

                                                   reflets d'obscurité #28

Une image m'est décisive parce que son aspect appelle un geste qui modifie mon être, qui m'affecte. Elle m'est décisive, également, parce qu'elle me met face à un intérieur, un espace que j'ignorais et qui est forcément m'émeut. Elle m'est décisive encore parce que ce qu'elle montre est une façon, condensée sur un seul organe, de raconter toute l'histoire d'un corps. Devant cette image de mon cœur, par exemple, je ne peux pas m'empêcher de songer qu'il y a une relation directe entre l'espèce de fossilisation dont l'organe est aujourd'hui menacé et les si nombreuses années que j'ai passées ― et avec quelle joie ! ― à rêvasser dans la fumée des cigarillos, à écrire, et d'abord, à lire : lire ces merveilles de pensée ou de poésie qui, justement, décantaient ou défossilisaient mon esprit de façon toujours recommencée. J'ai dansé spirituellement dans les espaces inouïs des phrases-visions d'Henri Michaux, par exemple, mais l'image grise devant moi me fait comprendre aujourd'hui que cette joie se doublait d'un autre processus intérieur : mon cœur en secret se ratatinait un peu. Quel paradoxe ! 

                                                                     infinitive - détail 

Une image m'est décisive surtout parce qu'elle ne se contente pas de montrer une chose habituellement non vue et d'en exposer l'aspect. Elle montre la chose, non seulement vue de ses propres dedans, mais encore vue de ses propres temps. Car ce sont bien plusieurs temps hétérogènes qui en elle se nouent, circulent, remuent dans leur rythme de diastole et de systole. Ce sont des temps différents qui battent ensemble dans le cœur de l'image. Voilà bien ce qu'elle raconte : des histoires multiples rythmiquement ajointées. Elle fait lever, voire survivre, des passés composés, des plus-que-parfaits, des futurs antérieurs, des montages en mouvement... Mais, plus encore, elle m'est décisive en ce qu'elle donne forme ― dans ces mouvements, dans ces montages mêmes ― à des temps à venir. Le présent gris, les présent-vidéo de l'image qui bat devant moi, ce présent est interrogé du regard pour ce qu'il indique, visuellement, du retard ou retardement qui m'échoit, de la vie à venir, du « temps qui me reste ». Il m'est décisif en ce qu'il appelle, de ma part comme de celle du thérapeute, une conduite, une praxis voire une éthique ― parce qu'on ne vit pas que pour soi ― du temps futur. Il faudra, avec cela, refaire travailler le logos et refaire jouer la poïèsis à partir de ce pathos lui-même : réinventant ainsi la danse réciproque de la pensée, de la phrase et de l'affect. 


                      _ Georges Didi-Huberman, Brouillards de peines et de désirs
                                 Par mots :  voyant battre mon cœur 
(21.12.2019)
                                                        [Les Éditions de Minuit]


 illustrations K.D : le cahier affranchi



jeudi 14 décembre 2023

La manne et la mort

 

Il y aura une année où il y aura un mois
où il y aura une semaine où il y aura
un jour où il y aura une heure où il y aura
une minute où il y aura une seconde
et dans la seconde il y aura le non-temps
sacré de la mort transfigurée.

_ Clarice Lispector


                                                                       l'éternité



tout dénudé de douceur
le fil glisse sur mes lèvres entrouvertes
ondule à la recherche de son ombre
il crible de brocards le rêve décousu
pique à mort ma langue humide

le fil arrive à sa manière
retors à la manne 
mécanicienne

               je suis là - bouche ininterrompue
               je suis le nom sur la lisière

tenant un visage et la lune
tout entre mes lèvres
et c'est l'implosion
de ton étoile



mercredi 6 décembre 2023

Encore blottie contre la nuit quand entre le jour : L'aube (insondable)

                                                                                       

                                                                                      ⌠merci, f. pour l'infinitésimal.⌡

                                                                       insondable 

Préfère l'aube qui, dans sa lueur à peine, retient la nuit.


L'aube est la naissance du jour, son lent surgissement de l'ombre. Les formes peu à peu se défont de la nuit qui les abritait, dans la paix d'elles-mêmes. Un autre monde se dessine à l'aube, dans un secret gardé jusqu'au lever du jour. Quand celui-ci sera venu, il faudra n'avoir pas oublié, pour l'accueillir, cette naissance incertaine.


Si l'on pouvait trouver Ce que l'on cherche, ce serait déjà fait, après tant d'efforts. Mais Cela n'est pas à trouver. Ce ne peut être que cherché


L'espace étale, par moments bruisse ou palpite. Le temps immobile est silence.

Ce n'est pas de l'espérance, c'est une patience tranquille, une endurance consolée...

Le temps efface. Efface à mesure. ne sait qu'effacer.



Le feu n'est feu que s'il consume — et, consumant, se consume.

La face du monde est la Face. Que le monde cache.

Plus que le « silence éternel des espaces infinis », l'immense foisonnement du monde alentour, inerte ou vivant, m'effraie. 


Voix au dehors. Ils parlent... De quoi ? Ils parlent quand ils se rencontrent, de tout, de rien. Ils parlent.

Le merle ne chante guère que dans le silence des autres oiseaux.
Ou dans le suspens des choses, avant l'orage.

Si simplement vous « comprenez » ou cherchez à comprendre ce que je dis, ce n'est pas ce que j'ai ou aurais voulu dire. On ne « comprend » jamais qu'un contenu, figé dans l'écriture.


Je sais, mais sans pouvoir le dire. À condition de ne pas tenter même de le dire.

Le lierre, s'il parvient à s'accrocher, se tend dans le vide, pathétiquement, cherchant appui.

Il n'y a pas de mystère dans les choses. Les choses sont sans mystère. Tel est bien le mystère. 


La Nature n'est pas bonne. Elle est cruelle. Belle et cruelle. Innocente, non. Virginale.

Qu'est-ce que la Vie, sinon une tension de vie — non, la vie, qui n'est rien hors des vivants.

Le monde faiblement existe, étant visible, palpable, etc.
N'existe que comme visible, palpable, etc.


De la mesure. Un champ mesuré par un géomètre n'est pas un champ, mais un champ-mesuré. À la limite, une mesure de champ : tant d'ares. Peu importe que le champ soit de blé ou de colza, ou simplement de prairie. Toute mesure efface le réel.

Nous ne savons que le résultat du savoir. Rien d'autre que le su. Dans la vision, le vu. Dans la perception, le perçu. On ne sait, ne touche, n'approche les choses que selon un résultat, et comme ce résultat.

Voir, c'est revêtir d'un voile : celui de la vision.


Pour ce qui touche au seul dire, tout est dicible.
L'indicible ne qualifie pas l'essence, mais notre approche dans les limites du dire.


Le dedans des choses est leur dehors, impénétrable.


Je cherche à m'insinuer entre les choses, comme en les dédoublant. Entre la chose et la chose, quelle qu'elle soit. Y compris entre moi et moi.


Le feu qui n'est que flamme sourdement ronge. L'eau qui ne s'écoule pas lentement pourrit.


Toutes choses ont un envers, souvent humilié, délabré.
Les mots n'ont qu'un endroit.


Le rien est le des choses. Non pas ce qui les fait être là, mais seulement leur là, anonyme, inapprochable.


Tout, en étant, obéit. Entrant dans l'être, obéit. Dans l'être qui lui-même, à ce qu'il revêt, obéit.


Moments où les mots ne recouvrent plus rien, alentour, rendant le monde soudain désert. Somptueux et désert.


Le temps, sans doute, ne parle pas. Mais il fait un bruit léger, obsédant, continuel. De ce bruit monte toute musique.


On « a le temps », quand on ne donne plus au temps, dans l'agitation du faire, de se précipiter.


Le monde recommence demain, le même. Mais il ne sera pas tout-à-fait le même, en recommençant. Il sera le même recommençant


Dans le non-savoir de l'arbre, qui ne sait qu'en étant arbre, tout savoir s'abîme.


Ledes choses, auroral, n'est pas inerte. Remue sans cesse, imperceptiblement.

D'où vient le temps dans son cours, s'il en a un : du passé ou du futur ? D'où qu'il vienne, il sombre dans l'instant.

Tout le fini est tronqué, en proie au manque. Simplement, le tronqué s'irradie des traces en beauté du manque.

Ne rien pouvoir saisir, étreindre, c'est saisir, étreindre...
Rien.

Si l'on n'est pas dominé, comme mené par ce qu'on pense, on pense peu.

C'est un beau précepte spirituel de se quitter soi-même.
Mais qui est quitté ? Qui s'éloigne ?


Dieu vide et nu sépare, sinon dé-vaste. Le démon seul rassemble, dans l'opaque.

Dieu est la Perte. Le seul accès vers Lui est dans la perte, des choses et de soi.


Le feu se brûle , autant qu'il brûle. En brûlant, se brûle lui-même et s'abolit dans ce qu'il brûle.


Parfois, du matin gris au soir blême, le jour peine à être le jour.


Perdant l'équilibre, je tombe. Ce n'est pas moi qui tombe. Ce qui tombe, c'est moi.


Dans nos paroles essentielles, c'est un autre qui parle de nous. Dans ses plus hautes pensées, le penseur n'est qu'à l'écoute. Ce n'est pas le peintre qui voit.


Non, je ne suis pas là, pas même pour moi.


Le péché originel, c'est l'homme à sa naissance d'homme, au Jardin ou ailleurs. C'est par là qu'il est transmissible en effet à toutes les générations.

On peut atteindre, s'approcher de très près, mais on ne peut qu'atteindre. Parvenir au seuil, mais sans entrer. 

On est immergé dans le fini, mais on le ressent rarement, car égal au réel, le fini n'apparaît pas. On voit pourtant bien autrement les choses, si on les voit comme finies...


L'inconnu se cache dans le connu, comme cela même qui le rend connu, ce qui le fait ce connu auquel nous nous tenons.
Le connu est en lui-même comme connu proprement l'inconnu. Le monde, en étant le monde, est non-monde inconnaissable. 


Qu'est-ce que je ne vois pas dans la chose, la voyant ? Il faudrait l'ajouter à ce que je vois. 

Devant la chose, devant le monde et tout ce qui se voit — et qu'on voit certes — se dire qu'on ne le voit pas, en même temps.

Le sourire de Bouddha est celui de l'échec, de l'impuissance à pénétrer, à comprendre, mais consentie, souveraine.


Quand on marche, on ne songe pas qu'on marche. On ne marche bien que si l'on n'y prête pas attention. Que si l'on est comme « marché ». Ainsi vivons-nous, plus vécus que vivants.


La caresse de la main passe et repasse, cherche en vain à retenir sous son toucher. Rien n'est plus inaccompli, dans sa quête inlassable, que la caresse. 

Ce qui nous emporte s'emporte lui-même autant qu'il nous emporte.

L'ici, parfois, n'est plus l'ici, à cause des lointains soudain apparaissant.


La lumière est aussi porteuse d'ombre. Projette l'ombre de ce qu'elle éclaire dans une tache grise, qui fait partie de ce qu'elle éclaire.

Hommes disant, écrivant au long temps : sentinelles fatiguées qui se transmettent un mot de passe sur le chemin de ronde.

Avant la vision, la chose se cache en se montrant, dans le montrer lui-même, qui la revêt de son voile.


C'est un chat. Il n'a pas choisi d'être. Qu'est-ce qui l'a fait chat, souple et féline créature ? Rien d'autre que ce qui, en lui et par lui, s'est fait chat.


Trace légère, argentée, scintillante, diamantine de la visqueuse limace.


Les lointains apaisent aussi, par leur distance. Calmement accompagnent.


Le passé n'est que le présent, en ce qu'il a d'irrémédiable. 

L'arbre solitaire, immobile, ne va pas vers le monde.
C'est le monde qui vient à lui, cherchant l'ombre.

On ne peut savoir, parce qu'on est dans. Savoir implique un devant, au moins imaginaire. On se donne ce qu'on sait, quand il faudrait d'abord que cela se donne. La vraie connaissance est illumination.

Pudeur de l'arbre : il cache soigneusement ses racines, ne les dénude pas sans risque.

On existe, c'est-à-dire on avance. Vers quoi ? On ne sait. 
En attente de quoi ? On ne sait. On ne peut le savoir du fait que, sans plus on avance. La vie, dans ses tâches, remplit la vague attente, occupe le suspens — et l'efface.


Nous sommes dans le temps et autant n'y sommes pas. L'instant aussitôt bascule dans le passé, poussé par un futur sans visage. 

Tout dire va à la figure. Le sens que l'ont croit « propre » n'est qu'un « sens figuré ».<<

Penser arrête le mouvement. Tient en suspens le corps, le fige dans l'immobile.

On « pose » des questions, qui restent là, posées, inertes, elles-mêmes et seules, tristement. 

On passe sans cesse à côté, avec douleur, le sachant. On continue sa route. C'est vivre.


Le rocher sauvage est là, pesamment. Le mur maçonné, droit debout, existe, sait des choses, est témoin.

Dans l'abandon où nous sommes, la science est, de toutes nos conquêtes, la plus abandonnée et seule. Mais elle tire son efficace de cet abandon.


Vivre, c'est faire comme si, jouer un rôle. Faire comme si on était ce qu'on est, et d'abord comme si on était un vivant.

Dans ce qu'on dit, quand vraiment on dit, il ne s'agit que de la même chose obsédante, variable selon chacun. 

Parfois, en riches instants, le monde se change en lui-même.

Les choses ne parlent pas, mais écoutent, sont témoins.

Quand on s'approche des beaux nuages, qu'on est dedans comme en avion, ils se défont en traînées de brouillard.

la lumière cache souvent mieux dans son éclat que l'ombre.


La neige qui tombe étire les heures, calme le temps.


La vie n'est qu'en surface, éclose sur la mince écorce terrestre. Le reste est feu.



                                                                   _ Roger Munier, L'Aube 
                                                                        [Éditions Rehauts]



samedi 25 novembre 2023

L'habitus

la nuit a le souffle long, délié, ralenti
libre, abrupte vérité qui la révèle à l'autre
la parole résiste aux apparences et disparait entièrement
il y a une interprétation unique dans ce qui se trame - là
Bonny se couche sur des pages arrachées du désir
tout autour d'elle, des sens s'amassent et cherchent
la respiration, l'eau chaude, les yeux, l'infinité
— bien plus profond, l'essence, la grâce, le mythe
sur l'épaisseur des mots transis, Bonny s'endort
à l'aube, bouillonnante, elle retrouvera ce qui a lieu d'être 


                                                                                   ce doit être ça


dimanche 19 novembre 2023

Nocturne │parole anatomique (extrait)

mon cœur habillé de noir
parle à l'infini
et d'un instinct, oui !
noir cérémonie

crève la beauté
crève le sentiment
crève de dire

mon cœur qui bat, vrai sur ces mots
comme le corps au rythme de la féline
musique entraînée au désir
bornée, charnue

noir qui bat vite ……… noir velouté,
bouleversement du hasard dans un ensemble
où envers et endroit comme ombre et lumière
s'accordent dans un mortel retournement
murmure d'une malice platine 

le battement indomptable
sa chemise ouverte

noir profond des confins
que ton rebord éclaire

dis-moi comment disparaître dans l'intimité du corps !

une noce pour toi chaque matin,
secouée par le vent et la pluie de mes paupières
descend - descend - veut - ne retient - anime - touche,
remonte le cou, la nuque, le pavillon chaud

au centre d'une brune qu'un nom s'invite
répandue par un petit coup sec

 

                                                                    Archive - Gold 
                                              [Album : Call to Arms & Angels | 2022]


samedi 14 octobre 2023

The colours of Shy

 

  

L'herbe du pré murmure.

La lune le suit à la trace. Le juge.

Respirer encore.
Un, deux, trois. Par les collines et les vallées de ses mains froides. 
Quatre et cinq, retour, souffler.

[...]

Bruit de phalanges qui se plient et craquent dans son esprit.
[...]

La nuit est pleine de sillages lumineux brisés de ces souvenirs où les gens se mélangent, comme s'il avait gobé quelque chose sauf qu'il est cent pour cent clair, il se balade en enfilant les souvenirs.

Shy fait des rêves extrêmement troublants, mais nous expérimentons plusieurs stratégies, des mécanismes d'adaptation, des astuces pour que les nuits se passent mieux, n'est-ce pas Shy ?


Il pense à la cassette dans son Walkman et au spliff dans sa poche.
Il est excité. Résolution. Fumée.
Production chiadée. Élévation. Intimité. Maîtrise. Il parle tout seul, saute d'un accent à l'autre : Sur le beat on met le feu, donne au public ce qu'il attend, la basse qui sonne et qui assomme, dédicace au crew de la Dernière Chance, c'est pour tous les massives qui marchent la nuit, big up au sac à dos, c'est le son du Shywalker à toute heure, je viens te faire peur je sème la terreur. La montée, la tension, et tout au fond la vibration. Bonjour monsieur, je peux faire quelque chose pour vous ? Tout ce que tu veux mon pote. Ouais frangin, tout pour mes rudeboys. Jazzy, chaud, propre et trippé, et un putain de bruit métallique de cauchemar, ha ha n'importe quoi. Shy se marre. Ça te plaît hein ? Voix house chanmée, pur ragga, de la bombe. Fluide, incisif, agressif. Pas un pet'de gras, jouissif. Ha ha. La plus belle invention britannique depuis la machine à vapeur ?
Le futur nous appartient, 95 peur de rien.

[...]

Emporté.

Le pré est toujours parfaitement immobile et pourtant il semble être plus proche et l'enserrer, l'envelopper. Bloc de nuit qui progresse avec lui, respire quand il respire. Tout n'est que lisière pressante. Densité envahissante.

Shy préfère ne pas penser à ce qui pourrait être tapi non loin.




« Like a person devoured / animal that's in him / skin ? on him ?
trapping him / 
Shy’s inside, but the skin is also him,
so angry, so true. 
I’m almost envious. »



_
Max Porter, Shy 
traduit de l'anglais par Charles Recoursé
[Éditions du sous-sol
]


photos K.D :
# anything you want - yallah habibi 
― London novembre 2018 
# Shy ―  Roubaix octobre 2023





jeudi 5 octobre 2023

J'appartiens maintenant à la nuit


Tu me tues mais mon visage
te restera figé
dans le regard.
Tranchant. Dans les nuits
pleureront tes paupières 
clouées.


   _ Goliarda Sapienza, Ancestrale



                                                                f.a.b le miroir




le poème est mort, la nuit seule sait que je t'ai aimé

verser de l'eau sur ton silence
mouiller l'empreinte de ton rire sur mon ventre
écrire l'arrêt —  les mots ne trouveront plus l'oreille
maintenant je vois ta rivière autrement qu'un puits 
dans le couloir de mon attente 
rappelle-toi aussi la pluie
comment lit et soupir
libèrent les flots

qui es-tu mon poème ?
éblouie par mes pensées
ouverte en toi je glisse
dans les plis du suaire
devenue aussi muette  
et non-voyante 
tout au fond
de la nuit

mais est-il possible de taire
le bois de ton regard
ton ombre géante
tes mains reconnaissables
dans le mouvement de la lune ?

pour toutes les images que j'ai affleurées
le chant du crépuscule dans mes veines
savoir à l'aube que les mots ont existé
résisté —éprouvé— saigné 


les larmes ta chaleur tombent
une gorgée d'eau entre les raies que fait la lune
le poème est mort et ma peau avec toi



jeudi 21 septembre 2023

La Peau fragile du monde │ Kardo ou [apo tè kardias]

                                                            kardo ou [apo tè kardias]
 

 Qu'il soit à chaque instant possible d'éprouver
ma peau comme la peau du monde
et le monde comme l'entretissage
de toutes nos visions respirations
tâtonnements pressions
le retentissement des chants des rumeurs des scansions
et toujours aussi bien de rencontrer
l'obscurité l'épaisseur mate le silence l'inertie
tout comme la caresse et la peine

ma paume et l'eau de l'océan
ma déchirure et celle d'un visage défiguré
ma solitude et les foules affairées
les égarés les émigrés les affamés

mon peu touchant à l'abondance des façons 
des gestes des désirs

que cela soit encore possible
et que les peaux se prennent
se déprennent se délacent suent
se mouillent se sèchent
se tatouent se complaisent s'écorchent
se troublent s'interdisent s'interprètent

sans se résoudre en interfaces
connectées interactives
dans la programmerie d'un gros animal-machine ?

est-ce trop demander — déjà ?




_ Jean-Luc Nancy, La Peau fragile du monde
extrait p.150/151 : VII La peau fragile du monde *
* Conférence donnée au Festival di filosofia de Modène (Italie)
[Éditions Galilée - collection La philosophie en effet]




dimanche 17 septembre 2023

Est-ce que je te garde si je te touche ?


il est apparu dans la torpeur de la nuit, la langue natale en hélice,
souffleur d'étoiles implacable quand vient la fin des doutes
le geste lent croissant dans la fertile obscurité

pour elle, il a taillé dans le ciel, l'aube et sa fissure
il ne savait rien de l'allégresse des chutes d'eau
de concrétion en concrétion, il a atteint la source
l'écoulement créateur sous la voûte d'un noir d'encre
il a étreint l'existence, longuement, jusqu'à la substance

et elle, du désir vertigineux pareil à la sommité d'être
laissant la vie la prendre après le vide et la pesanteur
rougissement et émerveillement criant - la vie, la vie !
elle bascule en elle-même ouverte au cours des choses


                                                                          entrelacs

                                       une histoire profonde commence ainsi
                      insolente au regard du monde sensuellement intouchable
                                     l'imposition d'un élan total sur ses tissus



samedi 9 septembre 2023

Transir ⌠les mots gorgés de silence⌡


je suis la faille 
la force par le cri du désir 
je suis vulnérable à l'intuition

souvent
le nez appelle mes lèvres
   une musique inconnue émane du sol   
rien ne tient à rien et en ombre dressée
je bois la vie jusqu'à la lie 

                                                  à la place

derrière la paroi fragile
des yeux immenses m'observent
ils me pénètrent par des éclats de prières
mais l'un après l'autre je les expulse 
quelque part dans un commencement    

il reste le corps dans l'autre corps
la faiblesse liée de leurs sens 
que tout en moi délivre


 la nuit aspire


dans le noir 
un jasmin étoilé s'expose     
céleste et volubile comme le mensonge   
à son parfum l'on peut lire le piège des mots   
il console de la dureté du vide

je suis seule 
dans la pièce écrite
comme la fleur grimpante
je persiste au désordre

                                                           la ligne blanche   

je suis celle qui aimait la nuit
je suis la bouche souterraine 


Il faut apprendre à écrire avec des mots gorgés de silence.


      _ Edmond Jabès, Je bâtis ma demeure
[poèmes 1943-1957]



dimanche 3 septembre 2023

Un tremblement


je quitte le temps, les images mouvantes de ce temps 
le corps exclu, tranchant retranché du souvenir, j'entre en profondeur
presque inatteignable dans l'intimité vivante de ma disparition


ouverte et secrète sur la douleur médiane, le regard indivisé
j'aime la pointe impatiente que je sens non loin
l'écrit prend l'aiguille dans ma bouche
il fait saliver le grain de ma peau
le bruit est réel - sauvage 


                                moïra - autoportrait 


dans une parcelle de pensées, je remue
là, en moi-même à tremper les battements de ma langue
une fine membrane du ventre se détache de « nous »
« nous » qui s'écoule du temps et de l'amour gardé
la pulsation de mon corps est irréversible

qu'y a-t-il encore à accorder au rythme interdit ?
la question me regarde et me soulève

le doute embrassé, je fais boire l'étoffe de ma bouche
silence peuplé de signes que le désir me rappelle la nuit 
au fond, quelle sublime tragédie d'être dans l'eau !



mercredi 30 août 2023

Le feu et le récit — autodafé !

.

                                             et j'ai senti par lui
                                             toutes les voies inexprimables
                                             
                                             et je brûle sans être vue sans être racontée
                                             tout exige de l'oubli telle est son ombre
                                             je suis la perte vive entre les mots


                                                           K. autodafé 


Il y a toutefois un fil, une sorte de sonde lancée vers le mystère, qui lui permet de mesurer la distance qui le sépare du feu. Cette sonde, c'est la langue, et c'est sur la langue que les intervalles et les ruptures qui séparent le récit du feu se marquent comme des blessures implacables.


                                                          _ Giorgio Agamben, Le feu et le récit
                                                             Titre original: Il fuoco e il racconto
                                                           [traduit de l'italien par Martin Rueff]



samedi 26 août 2023

Une fidèle chronique

dans ma chambre noire, nos corps se sont écartés 
ce qui suit est la carte chaude de ma peau face à toi
ce qui suit n'est pas le désespoir à ta frayeur de l'amour 
je te parle encore endormie dans le désir homérique
je te parle de ma vie sous la vie que tu ne vois pas
 — si je t'aime ne regarde pas tes mains retenues
je suis marquée par toi mais tu ne me tiens pas 
je ne suis d'aucune religion voici mon histoire
être amoureuse est ma nudité au monde
 

                                                                      chronique 


— fallait-il que tu passes d'une langue à l'autre
insensiblement, pour me déconcerter ? 
dans un conte persan, j'ai rêvé ta naissance
ton corps résistant et réceptif - immédiat entre nous
dans le même conte, j'ai senti ta renaissance quand attirée contre toi
ton goût s'est répandu

et maintenant ?

voici la même histoire depuis les origines
si tu aimes, fais-le, fais du bonheur limité son effondrement
mais ne le dis pas
étendue dans ton amour la poitrine ouverte,
personne ne sait fleurer ta peau son dedans tous ses mots sans réfléchir

— il n'y pas de but car il n'y a pas de cadre
je suis hors-champ à toutes séquences routinières

dans la profondeur de ta nuit qui s'évapore lentement
je me souviens de toi au travers de ta barricade
l'un de tes doigts a cherché mon corps humide
et puis un autre a vu la source et les suivants 
jusqu'à trouver le puits en toi-même

hume tes mains qui par ma peau t'écrivent 

si par moi, l'absence te fait jaillir
l'amour est alors vrai



mercredi 23 août 2023

La vérité de la mort

plus lancinant
plus implacable que le doute
ton silence a incendié l'amour

et si à vau-le-feu ma langue a brûlé la tienne
écrire et oubli sont enfin vulnérables

je ferme la bouche baisée de cet amour
dès maintenant s'immobilisent
la rencontre sur un chemin
le son saccadé du timbre de ta voix
l'inclination de deux corps-textes
intimidés mais emboîtés
délicatement

s'arrêtent aussi
la rivière dans la nuit
le déchirement de l'aurore
les pensées rubescentes
dessous la fenêtre du temps
ma prestesse à l'extrême


― regarde, ma robe quitter la baie
― regarde, ce corps noir entré par toi 
― regarde, « la vérité de la mort est chose singulière »



The here and after : The smile (from Strangers)


So here we are 
...
With kisses and curses, dripped in laughter
Happily, happily, would I disappear


 

                                                    Film : Pina - Wim Wenders 2011
                                 Music / lyrics / voice : Jun Miyake - Lisa Papineau
                         [The Here and After from Stolen from Strangers - 2008]

 ▫

There is a Smile of love
And there is a Smile of Deceit
And there is s Smile of Smiles
In which these two Smiles meet.

And there is a Frown of Hate,
And there is a Frown of Disdain,
And there is a Frown of Frowns
Which you strive to forget in vain ;

For it sticks in the Heart's deep Core
And it sitcks in the deep Back bone,
And no Smile that ever was smiled,
But only one Smile alone,

That betwixt the Cradle and Grave
It only one smil'd can be ;
But when it once is Smil'd,
There's and end to all Misery.



_ William Blake, The Smile

                                       

 

samedi 19 août 2023

Journal d'être : illustration #03 [panoramique]


                                                     canto I


La musique, la vraie musique,
ne peut jamais être l'arrière-fond de quelque chose d'autre. 
Elle doit nous remplir, nous vider de tout. 

             _ Marguerite Duras, La passion suspendue :
           entretiens avec Leopoldina Pallota della Torre

j'écris dans tes pas que le temps estompe     des entraves narguent mes poignets la vigueur de mes doigts    je tends les mains l'une après l'autre pour recouvrer des sens et dégager une foule de pensées     rejoindre le chant de la nuit n'est pas une chance présentement    la rampe entre ton corps et ma venue est sévèrement haute     alors je me détache d'un jour accidenté     une forme blanche mêlée d'un peu de sang apprend une mélodie à mon fragile instrument     quelque chose d'une douce violence s'émet     ta bouche apparait dans la fente d'un mouvement de mes hanches      je suis l'image tumultueuse et avec ma langue je nourris le son     c'est partout l'émoi et le crevant désir    un jour cependant il faudra me dépouiller de ta musicalité


                                                          canto II


—  Paris 11ème, carnet et photos 
 14 & 15 août 2023 
  



mercredi 16 août 2023

Journal d'être : illustration #02 [le dernier homme]

 

                                        autoportrait rue de la Bidassoa


le ciel est presque noir truand 
frénétique dans ses longs couloirs détrempés
elle sent mais ne sait pas que sa désobéissance 
est le bruit intérieur d'une veine obscure bleutée 
là - quelque chose de trop fort a insufflé sa parole 
c'est une profondeur passionnée et inatteignable par toi 


                                                      l'immobilité


                                   l'impossible : un sentiment si nu

tu étais là pourtant avec elle 
quand l'augure frottait ses ailes contre ta fenêtre
quand en rencontrant l'orage tu cicatrisais
la plaie devenant vie sous le petrichor

— mais je reviens étrangement à elle
elle, grandie dans son couloir bleu nuit
elle, qui ne s'arrête pas devant le vide
elle, sans le tourment de l'entente
dérobée au temps fendue de part et d'autre
aux reflets crus du silence et à tes traces 
elle - tait au regard du malentendu /
au-dedans / l'interminable étreinte 

                                                jais - l'imaginaire

« L'oreille ne le sait pas, seul le battement de coeur le révèle. »

                     _ Maurice Blanchot, Le dernier homme 
                                  L'Imaginaire Gallimard, p.11

 ▫

—  Paris 20ème, carnet et photos
 14 & 15 août 2023 
  



mardi 8 août 2023

Journal d'être : illustration #01 [melancolía]

 

                                                 el born

                                              la meva mare


elle se regarde traverser la pliure de la bouche 
souvent elle ne sait plus si un mot est souriant à l'autre
entre dans l'aurore comme le prolongement de son être
 elle relit la romance de la lune de Federico García Lorca 
retrouve le lait épineux de Maria-Mercè Marçal
va-et-vient du reflux des lettres au fond de la gorge 
 elle affleure le sentiment par un vague geste    convulse la douceur 

                                                macba

 —  Roubaix, carnet août 2023   
photos - Barcelone 2021
   


dimanche 6 août 2023

Dans ta langue barbare, c'est moi l'étrangère en toi


                                         rose de Jéricho - août 2023

je parle en soupir
je parle en assoiffée
inconditionnelle — parfois, on se sent mourir
quelques pages sanguines écrites cette nuit
ramène le souffle et les fleurs dans ma brune
— excuse-moi pour la musique, mon corps revit
je libère les vagues hautes des cheveux sur l'échine  
je pointe un doux souvenir à peine mâché
sur toute la ressemblance frémissante
j'effleure aussi la chair des roses
— surtout, ne disparais pas !
cette histoire, je la cache sous ma langue 
personne, personne ne la voit - et toi ?
je me dis que l'homme mort n'aime plus
— qui sait si la nuit est ciel noir 
                                                                   

c'est aujourd'hui transfiguration 
dans ta langue barbare,
il n'y a pas d'amour-capitale
je suis métamorphose 
païenne étrangère
à ta propre nuit



samedi 5 août 2023

Lettres de corps : Kafka à Milena

 

                                                                          



                                                                                         [Prague, 7 août 1920]
                                                                                                   Samedi


● Gentil ? Patient ? Suis-je patient ? Je ne le sais vraiment pas. Je sais seulement qu'un tel télégramme me fait du bien pour ainsi dire dans tout le corps, et ce n'est pourtant qu'un télégramme et non pas une main tendue.
    Mais il sent aussi la fatigue, la tristesse, le propos du malade alité. C'est triste, et il n'y a pas eu de lettres ; encore un jour sans lettre, il faut donc que tu ailles très mal. Qui me prouve que tu as porté toi-même ton télégramme à la poste ? que tu ne passes pas la journée au lit, dans une chambre, là-bas, où je vis plus que dans la mienne ? 
Cette nuit, j'ai tué à cause de toi : un rêve féroce ; une mauvaise, très mauvaise nuit. Je ne me rappelle rien de précis. 
   Ta lettre est quand même arrivée. Elle a au moins le mérite de la clarté. Les autres, à vrai dire, n'étaient pas moins claires qu'elle, mais on n'osait pousser jusqu'à s'en rendre compte. D'ailleurs¹ , comment mentirais-tu ? Tu n'as pas un front à mentir.
   Je n'accuse pas Max. Quoi que sa lettre ait pu dire, c'est certainement faux, rien ne doit se mettre entre nous, même pas le meilleur des hommes. C'est bien pourquoi j'ai tué, cette nuit. Il y avait quelqu'un, un parent, qui disait au cours d'une conversation dont je n'ai pas gardé le souvenir (elle tendait, en gros, à prouver que tel ou tel ne pouvait réussir à faire je ne sais plus quoi), un parent, qui disait donc avec une nuance ironique :  « Eh bien alors ! Pourquoi pas Milena ? » 
Je le tuais immédiatement, puis j'arrivais à la maison, surexcité ; ma mère ne me lâchait plus ; on tenait autour de moi des propos du même genre que la conversation d'avant ; finalement je criais, fou de rage : « Si quelqu'un, par exemple, le père, mon père, a le malheur de dire du mal de Milena, je le tue aussi, ou je me tue moi. » Là-dessus, j'ai ouvert les yeux, mais je ne puis dire que j'aie réellement dormi ni que je me sois réveillé.
   Je reviens aux lettres précédentes, elles étaient semblables, au fond, à la lettre à la petite. Et celles du soir n'étaient que regrets de celles du matin. Et un soir, tu as écrit que tout était possible, sauf une chose, que je te perde ; il n'eût fallu pourtant qu'une secousse de plus, une secousse plus légère, et l'impossible se produisait. Et peut-être cette secousse a-t-elle été donnée et l'impossible s'est-il produit. 
 En tout cas, cette lettre est un soulagement, j'étais enterré vivant sous les précédentes et je croyais devoir rester ainsi sans souffler mot, car peut-être étais-je vraiment mort.

   Rien de tout cela ne m'a donc réellement étonné, je l'attendais, je m'étais préparé de mon mieux à le supporter quand le moment serait venu ; maintenant que le moment est là, je ne suis naturellement pas encore prêt ; mais enfin je ne suis pas encore tout à fait anéanti. En revanche, ce que tu me dis de ta situation en général et de ta santé, est tout à fait épouvantable et au-dessus de mes forces. Mais nous en reparlerons quand tu reviendras de ce voyage ; peut-être fera-t-il merveille, peut-être opérera-t-il du moins le miracle physique que tu attends ; d'ailleurs, à cet égard, je me fie tellement à toi que je ne demande pas de miracle et te confierais en tout sérénité (splendide nature que tu es, violentée mais inviolentable), n'était tout le reste, à la forêt¹ , au lac et à la nourriture.
  Quand je réfléchis à ta lettre — je viens à peine de la lire une fois — à ce que tu dis de ton présent et de ton avenir, à ce que tu dis de ton père, à ce que tu dis de moi, il n'en ressort avec la plus grande clarté que ce que je t'ai déjà dit une fois : que ton vrai malheur c'est moi, et nul autre, moi seul, — j'ajoute restrictivement : ton malheur extérieur — car sans moi tu aurais déjà quitté Vienne depuis trois mois et, si tu ne l'avais pas fait, tu le ferais maintenant. Tu ne veux pas quitter Vienne, je le sais, tu ne le voudrais pas non plus si je n'existais pas, mais c'est précisément pourquoi on pourrait dire — voyant les choses à vol d'oiseau, très à vol d'oiseau — que l'importance sentimentale que tu m'attaches vient, entre autres raisons, bien sûr, de ce que je facilite ton besoin de rester² à Vienne.
   Mais point n'est besoin d'aller si loin et de raffiner sur des subtilités ; il suffit de voir, c'est une réflexion qui se fait tout naturellement, que tu as déjà quitté une fois ton mari, et que tu le referais d'autant plus facilement sous la pression beaucoup plus forte des circonstances présentes, mais que tu ne le pourrais que pour la chose elle-même, non pour un autre homme.

   Toutes ces réflexions sont d'ailleurs superflues ; elles ne servent qu'à la clarté.

●● Deux prières, Milena, une petite et une grande. La petite : cesse de gaspiller les timbres, même si tu continues à m'en envoyer, je ne les donnerai plus à l'intéressé. C'est une demande que j'avais pourtant soulignée en rouge et en bleu, cela représente — sache-le pour l'avenir — le maximum de sévérité dont je peux faire preuve.
   La grande prière : cesse ta correspondance avec Max, c'est une demande qui m'est difficile de lui adresser à lui. C'est très bien au sanatorium, après la visite, de demander en confidence au bon médecin : Comment « va notre malade ? ». Mais, même au sanatorium, cela n'empêche pas le malade de tirer la langue en regardant la porte.


● Je m'occuperai naturellement avec joie de tes commissions. Mais je pense qu'il vaudrait mieux acheter le tricot à Vienne, car il faudra probablement pour cela un permis d'exporter (récemment, dans un bureau de poste, on m'a refusé jusqu'à des livres pour lesquels je n'avais pas de permis ; j'ajoute tout de suite qu'au bureau suivant on me les a pris sans objection) ; mais peut-être qu'au magasin on saura me donner un conseil. Je joindrai toujours un peu d'argent à mes lettres. Dès que tu me diras « assez », je cesserai.

   Merci de la permission de lire la Tribuna. Dernièrement, un dimanche, sur le Wenzelsplatz, j'ai vu une jeune fille qui achetait la Tribuna ; c'était manifestement pour la rubrique de la mode ? Elle n'était pas particulièrement bien mise, pas encore. Dommage que je n'aie pas mieux retenu son signalement et ne puisse suivre son évolution. Non, tu as tort de faire si peu de cas de tes articles de mode. Je te suis réellement reconnaissant de pouvoir maintenant les lire ouvertement (en cachette, en effet, voyou que je suis, je l'avais déjà fait souvent).



Notes :

1. sommes-nous pas, jusqu'au bord du comique, de misérables créatures ?
Je connais.
. on n'osait pas s'aventurer jusqu'à la clarté. D'ailleurs.
2. peut-être se produira-t-il le miracle, au moins le miracle physique que tu attends, mais j'ai d'ailleurs de ce point de vue une telle confiance en toi que je ne demande aucun miracle et que, n'était tout le reste, je te livrerais le coeur tranquille (merveilleuse nature que tu es, blessée et invulnérable) à la forêt




                                                        _ Franz Kafka, Lettres à Milena 
                                                               
 L'Imaginaire Gallimard
                                                    trad. de l'allemand (Autriche) par Alexandre Vialatte
                                                                                  textes complémentaires traduits pas Claude David




dimanche 30 juillet 2023

Quitter la scène la nuit


voilà  — je boucle les fils rouges de mes tissus
laisse la partie sensible au bout de mes doigts
la verdure sur mon ventre pleure le jardin
il n'y a plus qu'une odeur de terre frêle
quelques mots survivants au désastre

je tente de ramasser inéluctable et oubli
appelle sans appel le souvenir fugace
nous y sommes, tenons, je m'estompe
à la question d'un organisme sans reste 
point de rupture de mes oppositions
que personne ne sache ce qui est !


                                                                  K. sans titre in Zimmer 128


    et à la surface du corps

je ne sais pas 
par quelle finitude 
je vais évanouir l'absolu
une chose est sûre 
le temps m'obsède

toucher sans toucher 
j'invoque une possible 
si édifiante sensibilité 
du chaos de toute part  
 
dans mes mains l'éternité 
ce qui fait l'infinissable 
la beauté du diable